Analyse historique : quatre albums de vignettes Panini de la FIFA (1998 – 2010)

« Des albums de foot ? Mais ça n’a rien d’historique ! » avons-nous pu entendre. Erreur ! Ces quatre albums Panini, provenant d’un fonds qui vient de nous être transmis, ont sans aucun doute une histoire à raconter. Nous allons donc tirer de ces ouvrages les éléments les plus remarquables, lesquels nous amèneront dans les sphères culturelles, historiques et géopolitiques du monde entre 1998 et 2010.

 

Un regard d’historien sur un phénomène populaire

Le fonds est constitué des millésimes 1998, 2002, 2006 et 2010 des albums FIFA World Cup, édités par Panini. Pour ceux qui n’ont aucune idée de ce dont il s’agit, ces albums étaient produits (et le sont toujours) à l’occasion de chaque coupe du monde de football, et cela depuis 1970. À l’achat, les livrets étaient vides, et il s’agissait alors d’acheter dans les kiosques des pochettes contenant quelques vignettes, qu’il fallait ensuite coller dans les encarts appropriés. La majorité de ces vignettes représentaient le portrait des joueurs de chaque équipe en lice, leur blason, une photo de groupe, ainsi que les différents stades où les parties allaient se jouer. Dans les cours de récréation, les vignettes en double s’échangeaient, se pariaient et faisaient éclater d’heureuses bagarres.

Les couvertures des quatre albums du fonds Mem01re.

Les albums qui ont été transmis à Mem01re sont tous presque entièrement remplis – celui de 2002 étant complet. Leur ancien propriétaire, le fils de la donatrice du fonds en question, était un véritable collectionneur, nous a-t-elle dit. Pourquoi véritable ? Parce qu’il n’avait aucun attrait particulier pour le football. C’était l’objet-collection qui l’intéressait, et c’est avec un immense soin qu’il a collecté et collé les vignettes, et composé les albums. Plus encore, il a méticuleusement pris en note le résultat des matches, alors même qu’il ne les regardait pas, sans doute en s’informant le lendemain auprès de ses amis. Méticuleusement – en tous cas au sein de l’album de 2002, celui qui est complet, y compris en terme de prise de résultat, et de celui de 2006, où les scores sont inscrits jusqu’à la première demi-finale. En revanche, pour 1998 et 2010, la notation des scores cesse brusquement le 23 juin, approximativement à la moitié de la compétition. Pourquoi donc ? Un départ en vacances ? Pourtant, lors de ces deux années, les vacances scolaires ne débutaient qu’en juillet. Nous faisons donc face à un mystère profond et insondable… Dans tous les cas, notre approche sera similaire à la sienne à son époque, puisque nous-mêmes n’avons aucune connaissance ni intérêt particulier pour ce sport, et nous allons donc nous pencher sur cette collection comme si un archéologue la retrouvait quelques siècles après sa publication – c’est-à-dire avec le détachement nécessaire à une approche historique.

Page des scores (et des stades) de l’album de 2002, soigneusement relevés et notés (p. 3).

 

1998 – 2010 : quatre albums, quatre époques

Terminer un album était une tâche ardue… et onéreuse. Dans l’article de The Economist « The Economics of Panini Football Stickers » (2014), portant sur l’album de la FIFA 2014 et faisant écho à une étude scientifique menée par deux chercheurs genevois, il a été calculé qu’il fallait en moyenne acheter 899 pochettes pour posséder chacune des 640 vignettes différentes, compte tenu des vignettes à double que l’on risquait de récupérer à l’achat de chaque pochette. Ce qui coûterait près de 500 CHF ; mais en prenant en compte les échanges de doubles entre amis, les chercheurs ont conclu qu’un groupe de dix enfants n’avait besoin d’acheter en moyenne que 1435 pochettes pour terminer les dix albums… mais ceci à une condition : que chacun d’entre eux achète par correspondance les 50 dernières vignettes manquantes ; et c’est là où nous voulons en venir. Il était en effet possible de commander un certain nombre de vignettes directement chez Panini, en leur fournissant une liste précise des numéros manquants.

Les détails de cette option figuraient à la fin de chaque album, et donnaient les coordonnées nécessaires pour procéder à ce type d’achat par correspondance. En 1998, par exemple, en Suisse, il fallait envoyer un courrier au fournisseur suisse de Panini, avec sa liste de vignettes manquantes accompagnée d’une preuve de paiement. Celui-ci se faisait par versement postal, et le prix était fixé à 20 ct l’unité et 2.50 CHF de frais de port en sus. Nous pouvons d’ailleurs observer des pratiques différentes dans les conditions de vente des autres pays. À Malte, par exemple, il fallait téléphoner à un certain Dominic Anastasi et aller chercher ses vignettes sur place, à la Valette ; et en cas de rupture de stock, il fallait déposer un acompte et retourner en ville un autre jour. En Italie, le montant était de 150 lires par vignette, et 3500 lires pour le port. Naturellement, à partir de l’album de 2002, les prix sont affichés en euros.

La page de commande de l’album de 2002 (p. 65). Notez l’apparition des adresses mail et des liens vers les sites.

On observe aussi, entre 1998 et 2010, un glissement très clair vers l’ère électronique dans laquelle nous vivons aujourd’hui. En 1998, tout se passe par correspondance, sauf dans le cas de la France, laquelle, à la pointe de la modernité, fait état de la possibilité d’utiliser le Minitel. En 2002, la mention du Minitel disparaît, mais un détail supplémentaire fait son apparition pour tous les pays (hormis pour la Hongrie et la Finlande) : l’adresse e-mail, ou le site internet de Panini. On franchit une nouvelle étape majeure en 2006 : il est désormais possible de commander ses vignettes manquantes par internet, via le site de Panini, et même de procéder au virement bancaire par ce biais. Coup de grâce aux anciennes méthodes en 2010 : l’achat par internet est largement encouragé, grâce à une réduction de 10% sur le coût total en cas de commande en ligne, et grâce au passage du délai d’attente de 30 à 15 jours dans le cas où cette option est choisie. Du reste, il est désormais possible de régler la facture par Paypal…

L’équipe irlandaise de 2002, entièrement commandée par correspondance (p. 40 – 41). Notez le texte explicatif sous la table des scores.

 

Cas spécifiques au sein des albums : quelques curiosités

Quittons l’aspect de la vente par correspondance et concentrons-nous à présent sur les pages des équipes, auxquelles est réservée la plus grande partie de ces albums. Au cours de notre investigation, nous sommes tombés sur un détail intéressant dans le livret de 2002 ; sur la page de l’équipe d’Irlande, que notre collectionneur avait complété, un petit texte livrait l’information suivante : « The stickers for this page are not available in the packets as we had to go to print before negociations for the rights were finalised. We hope to finalise negociations soon and the stickers for this page will be made available free of charge after 01/06/2002, upon application to Panini UK Ltd at www.panini.co.uk ». Pour ceux qui n’entendent rien à la langue de Duncan Campbell, il est dit que pour des raisons de négociations en cours concernant les droits d’exploitation d’image, les vignettes irlandaises ne seront pas vendues dans les pochettes, mais pourront être commandées gratuitement par internet à partir du premier juin 2002. Bien entendu, nous sommes immédiatement allés voir le site internet indiqué, sous sa forme exacte de juin 2002, grâce à la banque d’archives de www.archive.org – et nous vous en joignons une capture d’écran (ci-dessous). Notre collectionneur a donc commandé l’équipe irlandaise par ce biais – et pas si gratuitement que cela, du reste – afin d’obtenir une collection complète.

La page de commande des vignettes irlandaises de 2002, tirée du site de Panini tel qu’il était à l’époque.

Nous tenons une autre curiosité, provenant cette fois de l’album de 1998 : quand bien même le livret est presque entièrement rempli et qu’il ne manque, dans le pire des cas, que quelques vignettes par équipe, il apparaît que les joueurs de l’équipe iranienne manquent complètement à l’appel ! Pourquoi une telle absence ? Cette fois, aucun texte explicatif sur la page en question ; mais nous avons pu résoudre ce mystère grâce à la magie des forums de l’Internet. À nouveau, il s’agit d’un problème de droits à l’image : il semble que Panini se soit fait voler l’exclusivité par une autre entreprise, laquelle avait conclu un contrat avec l’équipe iranienne avant la firme italienne. Il en a résulté que les vignettes en question n’ont pas été distribuées par les moyens habituels. Deux séries de vignettes iraniennes différentes ont malgré tout été produites quelques mois après le début du championnat. L’une a été distribuée par un magazine sportif italien ; les vignettes n’étaient pas autocollantes et l’écusson n’était pas brillant. L’autre a été distribuée dans un magazine paraissant uniquement au Royaume-Uni. Toutes deux étaient fournies sous la forme d’un encart, et aujourd’hui, cet encart, pour peu qu’il soit en bon état et original (il existe de nombreuses contrefaçons), peut se marchander aux alentours de 80 CHF. Dans tous les cas, l’indisponibilité des vignettes iraniennes en Suisse explique le fait que notre collectionneur n’ait pas pu se les procurer, à une époque où la vente par Internet n’était que peu répandue.

Les versions italienne et anglaise de l’équipe iranienne (source : paninimania.com). Attention, le blason italien est une contrefaçon. L’original, paru dans le Guerin Sportivo, n’était pas brillant.

 

Albums de foot et géopolitique du tournant du siècle

La liste des pays participants à la FIFA, figurant habituellement sur la deuxième de couverture des albums, ainsi que les pages des équipes elles-mêmes, peuvent livrer de précieuses informations sur la situation géopolitique des différents États entre 1998 et 2010. La simple dénomination des pays peut d’ailleurs en dire long. Par exemple, l’équipe chypriote est immanquablement appelée « Kypros/Kibris ». Pourquoi deux langues ? Tout simplement pour rendre compte que le tiers nord de l’île est occupée par la République turque de Chypre du Nord, non reconnue par la communauté internationale, qui est devenue indépendante en 1983, neuf ans après l’invasion turque de 1974. Alors donc que l’île est divisée, l’équipe de football chypriote a apparemment passé outre la barrière culturelle et politique pour réunir hellénophones et turcophones au sein du même groupe. Du reste, l’équipe belge porte aussi une dénomination officielle bilingue (« Belgique/België »), et l’équipe finlandaise est appelée « Suomi/Finland », mais dans ces cas-ci, l’explication historique remonte à bien plus loin. Pour ce qui est de la Suisse, notre équipe nationale s’appelle « Helvetia », probablement parce que la dénomination « Suisse/Schweiz/Svizzera/Svizra » aurait débordé des lignes. On notera encore que l’équipe de Corée du Sud s’appelle « Korea South » (sic) en 1998, « Korea » en 2002 et 2006 …puis soudainement « Korea Republic » en 2010, puisque, la même année, apparaît une autre équipe, « Korea DPR ». En 2010, en effet, la Corée du Nord fut qualifiée pour la FIFA et il fallut donc opérer la distinction entre les États du nord et du sud de la péninsule. D’ailleurs, la Corée du Nord avait déjà été qualifiée en 1966 (soit treize ans après le début de l’application de la politique du Juche), et à cette occasion, à la surprise générale, elle atteignit les quarts de finale.

Carte des sept États issus de l’Ex-Yougoslavie (source : les-yeux-du-monde.fr).

Cette même liste de pays participants nous permet d’assister, album après album, à la lente dissolution de la Yougoslavie, même si, naturellement, pour assister à la totalité du phénomène, il aurait été plus intéressant de disposer des albums FIFA de 1990 à 2018. Dans tous les cas, la première liste dont nous disposons, celle du championnat de 1998, mentionne la participation de la Yougoslavie, mais aussi de la Slovénie, de la Macédoine, de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine. Pour ceux qui n’ont plus la complexe chronologie de la dissolution en tête, il faut savoir qu’avant 1991, ces quatre derniers États étaient des régions de la République socialiste de Yougoslavie, de la même manière que la Serbie, le Monténégro et le Kosovo. Or, en 1998, date de la coupe du monde, la Croatie, la Slovénie et la Macédoine avaient déjà quitté cette fédération (en 1991), et avaient été imités en 1992 par la Bosnie-Herzégovine. L’entité appelée Yougoslavie dans notre livret n’est donc plus composée que de la Serbie, du Monténégro et du Kosovo. Les dénominations sont identiques lors de la coupe de 2002, mais en 2006, un changement s’opère : plus trace de Yougoslavie, mais, à la place, la mention de Serbie-Monténégro. En 2003, en effet, le nom de « Yougoslavie » fut abandonné et le pays fut renommé « Serbie-Monténégro » – tout en gardant la région du Kosovo dans ses frontières, mais sans la mentionner dans son nom. Fait intéressant, la Serbie-Monténégro fut dissoute le 3 juin 2006, soit six jours avant le début de la coupe du monde, à l’occasion de l’indépendance du Monténégro. Cette année-là, les Serbes et les Monténégrins jouèrent donc dans la même équipe alors qu’ils n’habitaient plus dans le même pays. Cet état de fait est reflété dans l’album de 2010, où la Serbie et le Monténégro sont devenus deux équipes distinctes. On ajoutera qu’en 2008, soit deux ans avant ce championnat, le Kosovo avait quitté à son tour la Serbie. Il lui faudra attendre 2016 pour rejoindre la FIFA : voilà pourquoi les sept États de l’ex-Yougoslavie devraient tous être représentés dans l’album qui paraîtra à l’occasion de la coupe du monde de 2018.

 

À Mem01re, nous savons identifier la valeur historique et culturelle des documents à l’apparence anodine. Ainsi, n’en déplaise aux mauvaises langues, quelques albums de vignettes destinés aux enfants sont parfaitement en mesure de nous renseigner sur la géopolitique de l’Europe et du monde, et sur l’Histoire dans son ensemble ! ♦

 

Nature du fonds :

[Collectif], France 98 Licence Officielle World Cup, Panini S. p. A., Modène, 1998.

[Collectif], 2002 FIFA World Cup Korea Japan, Panini S. p. A., Modène, 2002.

[Collectif], FIFA World Cup Germany 2006, Panini S. p. A., Modène, 2006.

[Collectif], South Africa 2010 FIFA World Cup, Panini S. p. A., Modène, 2010.

 

L’équipe de Corée du Nord, en 2010 (p. 56). Les locaux de l’association se trouvent dans le même district que le lieu de naissance de Kim Il-Sung et le parc d’attractions de Pyongyang.